jeudi 7 octobre 2010

L'orthographe à l'université ?

Le Monde, 7 octobre 2010

Michel Mathieu-Colas, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, maître de conférences honoraire à l'université Paris-XIII.

A l'occasion de la rentrée universitaire, la question de l'orthographe revient sur le devant de la scène. Les établissements d'enseignement supérieur sont de plus en plus nombreux à proposer des cours de "remise à niveau" pour l'ensemble des étudiants, quelle que soit leur discipline. Ayant enseigné l'orthographe pendant de nombreuses années à l'université Paris-XIII – et piloté récemment une opération "Qualité de l'expression" dans le cadre du plan Réussir en licence –, j'ai pu mesurer, tout à la fois, l'aggravation de la situation et la possibilité d'y remédier. Quoi qu'en pensent certains, un tel enseignement a parfaitement sa place à l'université, à condition de développer une pédagogie appropriée.
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Encore faut-il être convaincu que l'orthographe n'est pas un ornement inutile, une "pièce rapportée" dont on pourrait se dispenser. D'abord parce qu'elle fonctionne, qu'on le veuille ou non, comme un marqueur social. C'est rendre un bien mauvais service aux jeunes que de leur dissimuler l'importance des codes, comme semble le faire le système scolaire quand il invite les enseignants à fermer les yeux sur les fautes, alors qu'il faudrait au contraire affronter les difficultés.

Cependant, dira-t-on, pourquoi perdre son temps ? Notre système d'écriture, chargé d'ans et d'histoire, est trop irrationnel, truffé d'exceptions et d'irrégularités. N'a-t-on pas décrit l'orthographe comme "la science des ânes", symbolisée par la dictée – un type d'apprentissage fondé sur la mémoire et la répétition ? Nous ne sommes plus à l'époque de nos (arrière-)grands-parents, qui se faisaient un honneur de ne pas commettre de fautes… Les générations actuelles pensent avoir mieux à faire et souhaitent se libérer d'un tel endoctrinement.

C'est précisément cette conception "désespérante" de l'orthographe que je voudrais démystifier. Notre code graphique n'a pas seulement une valeur sociale, il remplit plus fondamentalement une fonction linguistique, et tout est loin d'y être aussi absurde qu'on veut bien nous le faire croire. Cela est évident, déjà, pour l'orthographe grammaticale : "il la voit" mais "il l'a vue" ; "on en a" mais "on n'en a pas". Il est vrai que les règles peuvent paraître compliquées ("la nouvelle qu'avaient publiée les journaux…"), mais elles ne font que mettre en évidence le fonctionnement syntaxique de la phrase (quel est le sujet, quel est l'objet ?). La maîtrise de l'écriture ne peut être séparée, à ce niveau d'analyse, de la perception du sens.

Reste l'orthographe lexicale, qui concentre l'essentiel des critiques. Les irrégularités sont bien connues : elles affectent pêle-mêle les doubles consonnes (alléger/alourdir), les lettres finales (délai/relais), les accents (cône/zone), le trait d'union (portemanteau/porte-chapeau[x]) et bien d'autres cas particuliers. L'usage actuel résulte d'une histoire complexe, faite de strates successives, d'hésitations, de revirements, avec son lot de demi-mesures et de fausses étymologies. Il y a là trop d'anomalies pour qu'on puisse sérieusement envisager une rationalisation satisfaisante, et les réformes, même minimales, ont beaucoup de mal à s'imposer, faute de consensus.

CE DÉFI VAUT ENCORE LA PEINE D'ÊTRE RELEVÉ

Mais il faut garder le sens des proportions. Les anomalies ne doivent pas masquer le degré de cohérence qui fonde le code graphique. S'il y a plusieurs graphies pour un même son, leur distribution n'est pas aléatoire : le choix est souvent corrélé à des critères de position ou à des correspondances morphologiques (serin, seriner/serein, sérénité). Les lettres muettes, à l'occasion, soulignent les flexions (le "s" de inclus annonce le féminin incluse) ou les dérivations (le "c" et le "t" de instinct se font entendre dans instinctif). Certaines consonnes doubles sont clairement interprétables : si l'adjectif enneigé s'écrit avec deux "n", alors que enivré n'en prend qu'un, c'est en raison de la formation des mots (en+neige, en+ivre). Les graphies étymologiques ne sont pas dépourvues de toute signification : inhumer et exhumer révèlent, dans leur forme même, la présence de la terre (humus). Et bien d'autres observations iraient dans le même sens.

Dès lors, pourquoi renoncer à enseigner ce noyau intelligible de notre écriture ? L'orthographe, dans ses fondements, peut faire l'objet d'un apprentissage raisonné. Une pédagogie fondée sur la réflexion est plus valorisante que les exercices de mémorisation traditionnels, en même temps qu'elle assure des acquis plus solides (ce qu'on a compris ne s'oublie plus). En outre, elle permet de mieux cerner, par contraste, les zones d'ombre et les bizarreries : la perception des exceptions sera d'autant plus aisée qu'on aura pris conscience des régularités. On évitera ainsi de tout mettre sur le même plan : si, pour les anomalies, on peut s'en remettre à la mémoire, aux dictionnaires ou aux correcteurs (comme le propose François de Closets), tout ce qui est accessible à l'analyse peut et doit être assimilé.

Bref, on l'aura compris, l'orthographe ne se réduit pas à un tissu d'absurdités qui ne laisserait d'autres choix que le renoncement ou le "rabâchage". Avec de l'attention et de la réflexion, chacun peut en maîtriser l'essentiel. Ce défi vaut encore la peine d'être relevé, et l'université s'honore en y contribuant.
Michel Mathieu-Colas, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, maître de conférences honoraire à l'université Paris-XIII.