jeudi 26 août 2010

L'université reste une chasse gardée

A propos du livre "Les Classes populaires dans l'enseignement supérieur", Actes de la recherche en sciences sociales, Seuil, 16 euros. Le Monde, 26 août 2010

C'est l'histoire de l'arbre qui cache la forêt. L'injonction faite aux classes préparatoires aux grandes écoles d'accueillir 30 % de boursiers - lancée par Jacques Chirac dès 2006 et relancée depuis par Nicolas Sarkozy - semble aujourd'hui la clef de la démocratisation de l'enseignement supérieur. La revue Actes de la recherche en sciences sociales s'emploie, dans sa dernière livraison, à dégonfler cette baudruche.

La médiatisation de cette question " contribue à masquer les véritables enjeux de la démocratisation", écrivent les sociologues Stéphane Beaud et Bernard Convert. A leurs yeux, ce débat tend à faire croire que l'élargissement de l'accès à l'enseignement supérieur "passerait d'abord par un accès accru aux grandes écoles alors que les élèves des classes préparatoires ne représentent que 5 % d'une classe d'âge et qu'une infime minorité (2 à 3 %) des enfants de milieu populaire accède aux grandes écoles". Alors que "l'institution de masse par laquelle se fait l'essentiel de la promotion scolaire et intellectuelle des classes populaires reste l'université".

Pour autant, si les étudiants, notamment issus de milieux populaires, ont afflué à l'université, cette dernière ne s'est pas réellement démocratisée. Une enquête de Sandrine Garcia en témoigne. Elle pointe les difficultés des universités à faire face à ce public issu des classes populaires.

Doté d'un bagage scolaire insuffisant, ces étudiants font en effet une découverte éprouvante de l'autonomie à l'université. Selon la sociologue, "l'absence d'obligation d'assister au cours n'est ni perçue ni vécue comme l'expression positive d'une liberté, mais comme quelque chose dont on peut se dispenser sans conséquences et qui n'implique nullement une activité alternative". Dans le même sens, les cours magistraux, facultatifs à l'université, apparaissent aux étudiants comme des moments de rencontre plus que comme des séquences de travail essentielles.

La rationalité propre de ces étudiants explique en particulier l'échec des dispositifs de soutien, le plus souvent facultatifs, mis en place depuis 1994 dans les universités. Pour les étudiants, "ce qui n'est ni obligatoire ni vérifié est facultatif". De même, augmenter les horaires, dans le cadre du plan de réussite en licence actuellement en place, risque de ne servir à rien pour aider les étudiants les plus fragiles si ceux-ci sèchent les cours.

Autre signe de l'échec de la démocratisation de l'université, la persistance des inégalités sociales entre étudiants. Dans une enquête sur l'emploi étudiant, Vanessa Pinto constate les trajectoires divergentes d'étudiantes travaillant pendant leurs études. Les mieux loties, qui utilisent les "petits boulots" pour se forger une expérience professionnelle ou se faire de l'argent de poche, réussissent à mener leurs études à leur terme, tandis que celles qui sont obligées de travailler pour vivre n'arrivent pas à utiliser l'université comme un tremplin professionnel et social.

Une autre menace pèse sur la démocratisation de l'université : la baisse des postes mis aux concours de la fonction publique. En effet, selon l'enquête de Cédric Hugrée, "si la fonction publique d'enseignement capte l'essentiel des aspirations professionnelles et des insertions des étudiant(e)s des milieux populaires diplômé(e)s (majoritairement féminines), ce n'est pas seulement parce qu'elle offre une sortie stable pour des milieux marqués par une profonde déstabilisation depuis trente ans. C'est aussi, peut-être, que ces professions aménagent des sorties honorables et raisonnables à des mobilités scolaires malgré tout notables du point de vue des familles".

En somme, envoyer quelques bons élèves de banlieue dans une classe préparatoire ou une grande école huppée ne réglera pas l'ensemble des problèmes de la démocratisation de l'enseignement supérieur.

Les Classes populaires dans l'enseignement supérieur, Actes de la recherche en sciences sociales, Seuil, 16 euros

Philippe Jacqué