jeudi 4 février 2010

Les grandes écoles, chasse trop gardée

Par VÉRONIQUE SOULÉ

Libération | 2 février 2010

La signature d’une Charte de l’égalité souligne la fracture qui s’aggrave dans l’enseignement supérieur avec les universités de masse.

Pour un étranger, la récente polémique sur les 30% de boursiers dans les grandes écoles a dû être passablement illisible. Au même titre que la laïcité, le partage de l’enseignement supérieur entre de grandes universités parfois délabrées et des petites écoles plutôt prospères, est une spécificité nationale, une bizarrerie qui fait un peu sourire. Pourtant c’est bien ce système qui, aujourd’hui, fait débat : depuis plusieurs années, il assure de moins en moins bien la promotion sociale, tarde à s’ouvrir à la diversité et produit des élites très homogènes.

Symbole. Le gouvernement avance des chiffres magiques : 30 % de boursiers sont d’ores et déjà inscrits en classes préparatoires et autant se retrouveront dans les grandes écoles. C’est Jacques Chirac, le premier, qui avait brandi ce taux symbolique censé marquer le redémarrage de l’ascenseur social. Nicolas Sarzkoy l’a repris en fixant la date de 2010. «Un pays qui ne forme ses élites que dans environ 10% de la population [les couches les plus favorisées, ndlr] se prive de l’intelligence de 90 % de ses jeunes», répète-t-il dans ses discours sur la diversité, appelant à aller chercher les talents là où ils se trouvent, y compris dans les cités.

En septembre, la ministre de l’Enseignement supérieur Valérie Pécresse a crié victoire: le seuil des 30 % a été atteint en classes prépas avec un an d’avance, preuve que quand on veut, on peut… Il faut toutefois relativiser. En 2008, une réforme des bourses a été mise en place et le plafond des revenus familiaux y donnant droit a été relevé, de façon à inclure la classe moyenne modeste à la limite des seuils sociaux et qui n’avait jusque-là droit à rien. Un nouvel «échelon zéro» a été créé, qui n’accorde pas d’allocation mais exempte des droits d’inscription, et 50 000 nouveaux boursiers sont alors apparus. Mécaniquement on a retrouvé cette hausse dans les prépas…

Kyrielle. Mais les «grandes écoles» recouvrent une réalité fort diverse. Une dizaine de très prestigieuses - Polytechnique, Centrale, HEC, les écoles normales supérieures - focalisent l’attention. A côté, il y a une kyrielle d’écoles plus ou moins réputées, dont certaines recrutent juste après le bac. D’ores et déjà, plus de la moitié des élèves des écoles d’ingénieurs ne sont pas passés par les fameuses grandes prépas : souvent publiques, elles ne sont pas chères et offrent des prépas intégrées.

Le problème de l’ouverture sociale se pose essentiellement dans les très grandes écoles où les taux de boursiers - et encore ne sont-ils pas dans les échelons les plus hauts - ne dépassent pas les 10 à 15 %. Elles craignent de perdre leur excellence si on les contraint à s’ouvrir trop vite. En même temps, ces établissements semblent se satisfaire de cet entresoi - entre fils de polytechniciens, fils d’énarques, etc. - et se considèrent comme les défenseurs de la «méritocratie républicaine», fiers de leurs concours difficiles. Ils ont en horreur le dispositif de Sciences Po qui a ouvert une voie d’accès aux lycéens de ZEP, avec laquelle le Président leur fait la leçon…

Agacement. Les universitaires regardent ces gesticulations avec un brin d’agacement et d’ironie. Eux qui accueillent tous les étudiants sans les choisir, ne sont-ils pas les vrais acteurs de la démocratisation ? Quelle est cette politique qui dirige les élèves «méritants» vers les «formations d’excellence», comprenez les prépas, excluant les facs ? Pour les universités, les armes ne sont pas égales. Mais avec leur masse critique et l’importance de leur recherche, elles savent aussi qu’elles sont incontournables. Et qu’un jour, elles pourront jouer de leurs atouts pour imposer des relations plus égalitaires et pourquoi pas rivaliser dans la formation des «élites».