vendredi 12 juin 2009

Axel Kahn, un surdoué à l’université

Axel Kahn, un surdoué à l’université, La Croix, 22 mai 2009 (Lien)

Le généticien, devenu président de l’université Paris V René-Descartes, a pris une dimension intellectuelle qui excède largement le seul domaine des sciences

Mais qu’est-ce qui fait courir Axel Kahn ? On l’avait quitté il y a deux ans directeur de l’Institut Cochin – un site prestigieux dédié à la pathologie humaine, gigantesque laboratoire de 600 personnes –, président d’une toute nouvelle Fondation du handicap, membre d’un tas d’institutions savantes, écrivain impénitent (au rythme moyen d’un livre par an), assidu des plateaux de télévision et autres rencontres avec la presse. On le retrouve avec toutes ces casquettes (sauf l’Institut Cochin), plus celle de président de l’université Paris V René- Descartes, « la quatrième du pays par la taille, 35 000 étudiants, 5 000 membres du personnel », détaille le scientifique, toujours précis. Un fauteuil qu’il occupe depuis décembre 2007 à sa façon, c’est-à-dire… plus qu’à plein-temps.

« Je n’ai jamais autant travaillé de ma vie, constate-t-il avec satisfaction, calé derrière son bureau, au cœur du Quartier latin, entre tableaux de maîtres, boiseries et moulures anciennes. Je me lève tous les jours à 4 h 30, je suis ici à 6 h 30, je n’en pars jamais avant 21 heures. J’ai un chauffeur, une cuisinière, on me prépare un plateau-repas, tout est fait pour que ma journée de 15 heures se déroule sans aucun temps mort. Je ne me savais pas capable d’affronter cela. »

Pourquoi charger autant la barque, comme s’il avait encore quelque chose à prouver ? Parce qu’Axel Kahn ne sait rien faire à moitié. « S’il est à mes yeux une manière d’être immorale, confie-t-il, c’est celle qui consiste à gaspiller ses talents, à ne pas les faire fructifier. Quand je m’engage dans une tâche, j’ai à cœur de le faire au niveau maximum dont je suis capable. » Tout l’homme est là, dans l’assurance d’être parmi les meilleurs – ce que personne ne lui conteste – et dans l’orgueil d’en renouveler chaque jour la démonstration.
"J’avais une foi profonde. Je voulais être prêtre"

Chacun de ses engagements successifs, Axel Kahn les a ainsi vécus pleinement. Engagement religieux d’abord. Enfant, ce fils d’une catholique pratiquante et d’un philosophe humaniste, fervent croyant, fait siens les préceptes de l’Église et accomplit toutes les étapes du parcours du croyant : baptême, catéchisme, communions, promesse scoute sur le chemin de croix de Lourdes, enfant de chœur… « J’avais une foi profonde. J’étais très pratiquant. Je voulais être prêtre. » Mais un changement de liturgie va avoir raison de cette belle résolution. Axel a 15 ans quand la messe passe du latin au français. « Je me suis aperçu que je ne croyais pas un mot de ce que j’ânonnais jusqu’alors sans comprendre… J’en ai conclu que j’avais perdu la foi. »

S’il ne croit plus, l’adolescent n’en reste pas moins profondément attaché aux valeurs chrétiennes. Mais comment faire vivre et penser l’humanisme en dehors de la référence religieuse ? Regardant autour de lui, Axel se rend compte que d’autres personnes se battent contre les injustices et pour aider les plus faibles : les communistes. Avec la même ardeur qu’il avait mise à servir l’Église, le jeune homme rejoint les rangs de la gauche communiste. Et refait un parcours initiatique, en politique cette fois.

Là encore, il s’investit à fond, avec en un premier temps une phase de grand militantisme dans une cellule des usines Citroën. « Là, moi le fils d’une famille bourgeoise et intellectuelle, j’ai découvert un monde que je ne connaissais pas. » Un monde fait de fraternité – « j’ai beaucoup aimé les camarades communistes » – et de discours enflammés, avec effets de manche et joutes oratoires. C’est là qu’Axel Kahn va expérimenter son talent naissant d’orateur et découvrir le goût de convaincre un auditoire.

Puis arrive 1968 et l’invasion de la Tchécoslovaquie. De même que la fin de la messe en latin avait arrêté son élan religieux, cet événement porte un coup fatal au militantisme de l’étudiant. Axel Kahn va rester au Parti, mais uniquement « sur une base sentimentale ».
« Sois raisonnable et humain. »

Quand quelques années après, Georges Marchais se mettra à pilonner ses alliés socialistes du Programme commun, il rendra sa carte. On est en 1977. L’intermède « politique », ouvert seize ans plus tôt, se referme.

Axel Kahn a passé la trentaine. Le généticien, qui dirige déjà une équipe de chercheurs, a fort à faire. Et si « l’humanisme moral » lui tient toujours lieu de ligne de conduite, c’est, dit-il, avec un autre « ressort » : le suicide de son père, en avril 1970. Ce jour-là, ce philosophe brillant, admiré de sa famille, lui a laissé une lettre. Pourquoi à lui ? « Tu es de mes trois fils celui le plus à même de faire durement les choses nécessaires », écrit le père. Et de terminer par cette injonction : « Sois raisonnable et humain. » « Depuis ce jour, je n’ai cessé d’être obnubilé par cette phrase, de me demander ce qu’elle voulait dire, raconte le généticien. Je ne pouvais ignorer que la génétique avait contribué à l’eugénisme, au nazisme… Donc si je voulais être un généticien de talent, il me fallait protéger ma science contre les brigands de l’idéologie anti-humaniste. »

Après la religion, puis la politique, Axel Kahn va donc se tourner vers l’éthique. Avec le succès que l’on sait. Le scientifique s’affirme comme l’un des plus brillants esprits de son temps, de ceux qui sont capables d’argumenter au débotté en croisant références philosophiques, anthropologiques et autres. Sa capacité de séduction fait le reste. S’interroge-t-on sur la recherche sur l’embryon, les théories racistes ou le clonage, c’est lui qu’on va chercher.

Ce brio lui vaut d’être élu à 40 ans correspondant de l’Académie des sciences, la porte d’entrée pour être titulaire. Mais le désir d’Axel Kahn d’affirmer haut et fort ses convictions, allié à un côté bravache, va lui coûter le poste d’académicien. « En 2002, on m’avait demandé de créer une sorte de comité de réflexion éthique au sein de l’Académie. Quand j’ai vu que celui-ci penchait en faveur du clonage thérapeutique, j’en ai démissionné. Quelque temps plus tard, les deux Académies se sont effectivement prononcées en ce sens. Interviewé ce jour-là par divers médias, je n’ai pas pu m’empêcher de dire pourquoi je n’étais pas d’accord. Cela a eu beaucoup d’écho… Je savais que faisant cela, j’abandonnais toute chance d’être élu. Mais j’étais indigné de voir des scientifiques mettre en avant de prétendues potentialités thérapeutiques pour obtenir ce qu’ils voulaient. Entre le déplaisir de griller mes chances et celui que m’aurait procuré le fait de ne rien dire, alors que je bouillais d’indignation, j’ai eu vite fait mon choix. »
Axel Kahn est régulièrement critiqué par ses pairs

Dans la communauté scientifique, on n’apprécie guère ces façons de cavalier seul. Chouchou des médias, Axel Kahn est régulièrement critiqué par ses pairs, à qui la seule évocation de son nom fait parfois lever les yeux au ciel. En est-il affecté ? Il n’en laisse en tout cas rien paraître, disséquant avec son habituel esprit d’analyse, et en termes toujours choisis, les raisons de ce désamour : « Les scientifiques ne sont pas très bien payés. Ils veulent la reconnaissance, c’est leur récompense. Tout ce qui amène cette reconnaissance par un autre biais que la réussite scientifique leur est suspect. Ils ont un rejet de principe envers les chercheurs trop médiatisés. La raison fondamentale de leur attitude s’explique par mon influence. »

C’est plus fort que lui : l’homme ne peut pas s’empêcher de remettre les pendules à l’heure. À son heure. Comme lorsque récemment, Nicolas Sarkozy croit pouvoir se prévaloir de son avis « favorable » à la réforme de l’université. Aussi sec, le président de Paris V René-Descartes rectifie : oui, je suis pour l’autonomie, mais non, je ne suis pas d’accord avec la façon dont le gouvernement s’y est pris, fait-il savoir en substance. Lui arrive-t-il parfois d’être gagné par le doute ? « Non, je ne pense pas avoir toujours raison, se défend-t-il. Je suis intellectuel et raisonneur : je pousse les arguments jusqu’au bout. Mais on m’a déjà fait changer d’avis. » Dont acte.

On le sait moins, mais ce grand cérébral nerveux et à fleur de peau est aussi… un grand sentimental. Ce père de trois enfants aime les femmes, et ne s’en cache pas, reprenant volontiers la formule célèbre : « Je suis fidèle à chaque femme successivement. » Et c’est en termes très forts qu’il évoque son frère cadet Olivier, décédé en 1999. Son autre frère est le journaliste récemment entré en politique (MoDem) Jean-François Kahn. « J’étais uni à ce frère Olivier à la fois par une rivalité et un amour profond. On existait l’un par rapport à l’autre. Après sa mort, je me suis retrouvé comme une grandeur – au sens mathématique du terme – sans mesure, car il était la mesure de moi-même. Mais mon frère est immortel, car il vit en moi. »

Marianne GOMEZ